Trains des Amériques

Documentation

Pérégrinations yucatanaises

Sauf mention contraire, Texte et photos : DOMINIQUE DE CHAMPEAUX
Trains des Amériques n°2, Juin 2020

Quand il est question du ferroviaire nord-américain les amateurs du genre pensent en général aux très longs et très lourds convois qui sont régulièrement photographiés dans l’ouest des Etats-Unis, dans les Montagnes Rocheuses ou dans les déserts du Nevada, de la Californie ou de l’Arizona, associés à des noms tels Southern Pacific, Atchison Topeka & Santa Fe, Union Pacific ou BNSF.

Cependant, le monde ferroviaire nord-américain est beaucoup plus varié, que l’on parle du Canada, des États-Unis ou du Mexique. Il ne se limite pas aux seules grandes compagnies dont les grands axes à l’armement très lourd sont proches de la saturation. Il y a des petites compagnies régionales ainsi que de petites sociétés d’intérêt local dont le réseau complet consiste souvent en une seule ligne parfois longue de seulement quelques kilomètres - d’où le terme de « shortline » - pouvant desservir une industrie unique. Ces lignes capillaires des grands réseaux ont pour caractéristique d’acheminer un trafic beaucoup plus réduit, souvent à l’aide de trains beaucoup plus légers (quelquefois seulement quelques wagons) et sur des voies souvent à l’armement très faible et parfois en fort mauvais état.

C’est une de ces lignes secondaires que j’ai eu l’occasion de visiter à plusieurs reprises entre 2006 et 2008 dans un Etat peu visité du Mexique, le Yucatan. Cet État se trouve dans la péninsule sud-est du pays, au sud du Golfe du Mexique. J’ai découvert cette ligne un peu par hasard, tout d’abord en la surplombant à bord de l’autocar qui m’emmenait vers les sites archéologiques mayas du Yucatan au départ de Cancun où j’étais en séjour. Peu après, j’ai discuté avec les responsables du musée ferroviaire de Merida (capitale du Yucatan), qui m’ont très aimablement donné le numéro de téléphone du régulateur de la compagnie ferroviaire desservant cette localité.

Géographie et Histroire

Réseau du FCCM puis du FIT.

Basiquement, Merida est reliée au reste du pays (et du sous-continent nord-américain) par une voie à écartement normal venant de Medias Aguas (à 800 km en direction du sud-ouest). Au départ de Merida existait tout un maillage de lignes à voie de 3’ (0.914 m) construites autour du début du 20e siècle, qui rayonnaient vers le sud-ouest (jusqu’à Campeche, à 200 km de Merida) et vers l’est de la région.. Jusque dans les années 50 ce réseau était isolé du reste du réseau mexicain. Hormis la ligne vers Campeche, mise à voie normale et prolongée jusqu’à Medias Aguas en connexion avec le reste du réseau mexicain, ainsi que celle vers Valladolid, également mise à voie normale, tout ce réseau à voie de 3’ a disparu et est désormais déferré.

Longue de 160 km, la ligne Merida - Valladolid a été mise à voie normale en 1986, de même que les embranchements vers Tizimin et vers le port de Progreso qui ne sont plus en service aujourd’hui. A l’époque de la voie étroite, le trafic était acheminé à l’aide de petites locomotives 230 « Ten-Wheeler » d’origine américaine, puis à l’aide de locomotives BB diesel-électriques construites par EMD (Electro-Motive Diesel, à l’origine filiale de General-Motors, puis récemment du groupe Caterpillar). Le trafic escompté demeurant faible, l’armement a été délibérément allégé lors de la mise à voie normale (rails autour de 35 ou 40 kg/m). Le profil de ce chemin de fer est assez constant sur toute sa longueur : la région étant très plate et sensiblement au niveau de la mer, la ligne ne comporte que de très faibles déclivités. Les portions droites sont souvent très longues, parfois de 20 ou 30 km. Et au bout de la ligne, Valladolid se situe à l’extrême sud-est de tout le réseau ferroviaire nord-américain.

Historiquement, les chemins de fer mexicains ont été nationalisés entre 1929 et 1937 sous la houlette de (Ferrocarriles) Nacionales de Mexico (NdeM, puis FNM). En 1997 est intervenu un plan de privatisation offrant la concession de l’exploitation à différentes compagnies privées créées pour la circonstance (principalement Ferromex, TFM et Ferrosur). pas de concurrence directe entre compagnies, les concessions ayant été établies sur une base géographique. En revanche, contrairement aux États-Unis ou au Canada, dont les réseaux sont complètement privés, l’État fédéral mexicain est toujours propriétaire de l’infrastructure ferroviaire.

À la privatisation des chemins de fer mexicains, le groupe américain Genesee & Wyoming a acheté la concession de l’exploitation du réseau ferré au départ de Medias Aguas (Etat de Verracruz) sous le nom de Ferrocarril Chiapas-Mayab (FCCM). Ce réseau comprend d’une part une ligne vers le sud, reliant Medias Aguas à Ciudad Hidalgo (frontière avec le Guatemala) en suivant la côte Pacifique, et d’autre part une ligne vers le nord-est, de Medias-Aguas à la péninsule du Yucatan, vers Merida et Valladolid via Campeche.

En 2007 l’ouragan Dean ayant provoqué de gros dégâts dans la région du Chiapas, la ligne Medias-Aguas - Ciudad Hidalgo a été neutralisée [1]. Genesee & Wyoming a alors abandonné sa concession du réseau [2]. La ligne survivante, de Medias Aguas à Valladolid, a alors été reprise par une compagnie créée pour la circonstance par l’Etat fédéral : le Ferrocarril del Istmo de Tehuantepec (FIT). Le trafic de Merida à Medias Aguas, ainsi que vers le reste du pays et du sous-continent, est assez soutenu. Plusieurs convois s’y croisent chaque jour. S’il n’y a plus de transport de personnes sur ce réseau depuis la privatisation en 1997 (il subsistait alors encore un train reliant Mexico à Merida avec des wagons-lits), le trafic est varié, des automobiles neuves transportées dans de très récents wagons articulés à trois niveaux au combustible acheminé par citernes, en passant par les engrais, les céréales, les matériaux de construction, etc.

De Merida à Valladolid

En revanche, le trafic sur la ligne de Merida à Valladolid est bien plus faible : de un à deux trains par semaine dans chaque sens. La régulation sur cette ligne est la plus simple qui soit : le train part quand tout le monde est prêt et, étant seul sur toute la longueur de la ligne, le personnel n’a pas à se soucier de la signalisation. D’ailleurs il n’y en a pas ! Si l’on a besoin de s’arrêter en cours de route pour acheter des boissons ou du ravitaillement, eh bien on le fait sans autre forme de procès ! Bien que renouvelée il y a 25 ans lors de son passage à écartement normal, la ligne est en mauvais état car soumise à rude épreuve par le climat tropical de la région, chaud et humide. Les trains n’y dépassent pas 15 km/h. La voie est constamment envahie par la végétation tropicale foisonnante, et par endroits, on ne la voit même plus ! Un cheminot se tient sur la plate-forme frontale de la locomotive pour surveiller la voie, ou du moins ce qu’il en distingue. J’ai même entendu des branches d’arbres craquer au passage du train...

Il faut compter de 12 à 13 heures pour parcourir la distance séparant les deux métropoles. Dans ces conditions, qu’est-ce qui pourrait bien justifier la subsistance d’une ligne aussi improbable ? Des industries à desservir en cours de route ? Il n’y en a aucune. Les rares bâtiments le long de la voie sont dans un état de délabrement avancé, renforçant le sentiment d’abandon. Seuls deux clients garantissent la pérennité de la ligne, situés tous deux à Valladolid : une cimenterie appartenant au groupe industriel Cruz Azul, desservie avec des wagons couverts et des trémies, et la centrale thermique alimentant en électricité Valladolid et sa région, ravitaillée par wagons citernes. Donc pas le moindre besoin de vitesse (les camions reliant les deux villes parcourent la distance en moins de 4 heures), mais simplement d’un moyen de transport permettant des volumes importants : si je n’ai vu des convois que de 15 à 20 wagons, un correspondant local m’a dit qu’à l’occasion ils peuvent en comporter jusqu’à une quarantaine.

Avec un trafic aussi faible, comment ai-je pu voir et photographier ces trains, vous demandez-vous sans doute ? Tout simplement grâce au fait que je disposais du numéro de téléphone du régulateur du FCCM (puis du FIT). Les employés auxquels j’ai eu affaire étaient tous extrêmement courtois et compréhensifs. Chaque fois que j’étais en séjour à Cancun, je téléphonais au régulateur de la ligne, utilisant mes quelques réminiscences d’espagnol scolaire. Pas de syndrome « Vigie qui gratte » là-bas ! J’obtenais alors très facilement des informations sur les prochains mouvements de trains. Mes interlocuteurs, toujours très gentils, étaient peut-être heureux qu’un « gringo » s’intéresse à leur chemin de fer ! Connaissant le jour et l’heure de départ du prochain train, il me suffisait alors de louer une voiture au moment adéquat et d’aller à sa rencontre...

Sur la voie

Étant donné la privatisation relativement récente des chemins de fer mexicains et la succession des deux compagnies pour l’exploitation de ce réseau du Yucatan, le matériel roulant est assez hétéroclite et fait le bonheur de tout amateur de « shortline » !

Le parc moteur est constitué de locomotives BB diesel-électriques EMD et General Electric. Les modèles de chez EMD sont principalement des GP38-2 (originellement de 2000 ch, certaines ont été détarées à 1800 ch, des GP40 (3000 ch) ainsi que des trucks-moteurs accouplés aux GP40 et qui avaient commencé leur vie sous forme de locomotives GP35. Chez GE, les principaux modèles sont de vieux « U-Boats » que l’on ne trouve plus guère que sur les réseaux mexicains : U23B (2300 ch), U30B (3000 ch) ainsi que de plus récentes B30-7 (3000 ch) et B39-8 (3900 ch). Les livrées sont bigarrées, certaines machines ayant été re-décorées aux couleurs du groupe G&W à l’époque du FCCM (orange avec bandes noires horizontales), mais beaucoup portant encore des couleurs héritées des réseaux américains voire canadiens d’origine : noir du Norfolk Southern, vert olive et jaune du Nashville & Eastern, bleu et jaune de l’Atchison Topeka & Santa Fe voire bleu marine du British Columbia Railway, etc.

Le parc remorqué rencontré à Merida est des plus divers : beaucoup de wagons couverts et de tombereaux aux marquages FCCM ou FIT mais portant encore leurs origines NdeM en transparence, wagons citernes aux marquages GATX (multinationale spécialisée dans la gestion et mise à disposition de wagons-citernes), ainsi que certains wagons effectuant des incursions depuis les États-Unis voire du Canada (BNSF, Union Pacific RR, Quebec & Gatineau RY, etc).

Les spécialistes du monde ferroviaire nord-américain remarqueront certaines locomotives dépourvues de « ditch-lights » (terme intraduisible en vocabulaire ferroviaire français, littéralement « feux de fossé, c’est à dire les feux situés sur ou en contrebas de la plate-forme frontale) ainsi que l’usage du »caboose" disparu chez les grandes compagnies depuis maintenant 20 ans...

Bref, un chemin de fer passionnant pour tout amateur de monde ferroviaire exotique et un peu inhabituel ! J’espère que vous prendrez autant de plaisir à regarder ces photos que j’en ai eu à les prendre. J’en profite pour saluer la gentillesse et l’esprit de coopération des cheminots qui m’ont aidé dans cette démarche et les remercier chaleureusement, que ce soit le régulateur de la ligne ou les équipes de conduite des trains !

Tunkas
A l’arrêt à Tunkas. L’équipe de conduite s’est arrêtée pour acheter sandwitches et boissons. Le train repartira peu après pour Valladolid.
Les estomacs étant remplis, le train peut repartir.
Tunkas. Petit bois sur la plateforme latérale de la GP38-2. sur la gauche de la loco, à l’extrémité de la plate-forme asphaltée contiguë au train, on distingue les restes d’une voie de garage avec 3 files de rails, restes de la voie étroite..
Train au départ de Tunkas vers Valladolid. Encore 3 heures de trajet pour les 40 km restants.
Effets de lumière à proximité de Quintana Roo. On entend les branches craquer à l’approche du train..
Arrivée à Quintana Roo, train se dirigeant vers Valladolid.
A Quintana Roo, train en route vers Valladolid. Une averse récente fait que le train libère de l’humidité à son passage..
GP38-2 à Dzitas en route vers Valladolid. L’équipe de conduite a déjà passé 10 heures aux manettes..
Train en route vers Valladolid à l’approche de Dzitas. Locomotive EMD GP38-2.
Uayma
Train de citernes en route vers Valladolid remorqué par une GE U23B. La destination, la centrale électrique de Valladolid, à une quinzaine de km, sera atteinte dans une heure.
Uayma. Train de citernes en route vers Valladolid. Loco GE U23B ex-Southern Ry et Norfolk Southern.
Passage à niveau près de Uayma.
Uayma. Train de citernes remorqué par une GE U23B.
Vue en direction de Valladolid, à quelques km du terminus.
Valladolid. Terminus. Si on suit ces rails jusqu’à leur extrémité, on peut arriver à Mexico, à Vancouver, à Québec, à New York, à Miami, à Los Angeles, à Chicago...
Loco GE U23B haut-le pied vers le terminus de Valladolid après s’être séparée de son train de citernes à la centrale électrique de la ville.
Locomotive GE U23B au repos à son terminus de Valladolid. Après retournement sur le Y de la gare, elle repartira vers Merida en tête d’un convoi de citernes..

Notes

[1Des projets de reconstruction sont exposés régulièrement mais pour le moment (2011) rien n’a encore été décidé.

[2Rappelons que le réseau ferroviaire étant la propriété de l’État fédéral, c’est à celui-ci qu’incombent son entretien et sa remise en état éventuelle


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Crédits : sauf mention contraire, texte et photos par DOMINIQUE DE CHAMPEAUX ; CC-BY-NC-SA ; Trains des Amériques, Juin 2020.

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