L’approche européenne du train miniature avec laquelle j’ai grandi consiste à faire rouler des trains d’un point A à un point B, sans trop chercher à avoir une exploitation réaliste. Depuis des années, on est passés du train qui fait des ronds aux exploitations dites « réalistes » du type point-à-point, sans pour autant savoir quoi faire de tel wagon citerne ou de tel wagon plat. Globalement, on amène un wagon à tel endroit parce que cela nous fait plaisir, ou parce que c’est le lieu le plus logique où l’emmener. Personnellement, cela m’a toujours frustré.
Alors que je m’ennuyais (profondément) à tenter de mettre en place un réseau HO avec un thème industriel/SNCF avec une configuration de voies un peu casse-tête, voilà que j’ai en mains un peu de littérature états-unienne consacrée à l’exploitation et des modèles réduits reproduisant des trains canadiens en N... C’était fichu pour le HO français : je démarrais alors un tout autre projet centré sur l’exploitation et les opérations ferroviaires.
La base : identifier les wagons
La mise en place d’une exploitation a parfois été présentée dans la presse spécialisée française [1], mais ce type d’article est rarissime : en quarante ans d’archives, je n’ai trouvé que trois articles parlant d’exploitation à la sauce américaine, dont un qui présentait cela sur un réseau USA.
J’ignore la cause réelle du succès de l’exploitation réaliste des trains en Amérique du Nord, mais je pense savoir pourquoi cela n’a jamais trop percé en Europe : sur les wagons nord-américains, on peut lire les immatriculations ! Identifier tel ou tel wagon aide fortement pour le livrer à tel ou tel endroit. Cela explique peut être pourquoi l’exploitation des trains n’a pas tant de succès que cela en Europe, en dehors des chemins de fer à voie étroite où les immatriculations ne sont pas normalisées par l’Union internationale des chemins de fer (UIC).
Certes, il est possible d’identifier des wagons européens à leur forme : le couvert brun à toit gris, le couvert brun à toit noir, la citerne avec le logo « Gloup »... Cela devient rapidement compliqué quand on a, comme moi dans ma collection SNCF, plusieurs couverts bruns à toit noir. Lequel va chez A et l’autre chez B ? On peut jouer sur la patine, mais c’est peu évident.
Pour les réseaux à voie normale du Canada, des États-Unis et du Mexique, l’immatriculation n’est pas celle de l’UIC appliquée notamment en Europe. Depuis plus d’un siècle elle est composée :
- de l’identifiant du propriétaire du wagon (reporting mark, deux à quatre lettres)
- du numéro d’ordre du wagon (jusqu’à six chiffres).
Le tout est peint sur le wagon dans une certaine taille (30 cm de haut minimum) pour permettre une identification de loin.
Pour l’exemple, sur la photo d’introduction, le gondola a pour immatriculation CN 136547
et on voit également les wagons RBOX 32582
et FBOX 504528
. La photo est prise à distance et il s’agit de matériel à l’échelle N, et les immatriculations restent lisibles. Imaginez à des échelles supérieures !
L’identification est la clé la plus importante pour permettre d’exploiter le réseau. Pour ma part, c’est ce qui a déclenché mon envie d’exploiter des trains sur mon réseau.
Le réseau et ses industries
À présent que les immatriculations des wagons ont été clairement identifiées, il faut envoyer nos wagons quelque part. Pour cela, il faut connaître le réseau, qui sera notre plateau de jeu.
Nous partons du principe que le réseau où sera mise en place l’exploitation est un réseau avec plusieurs industries desservies par le rail. En réalité, lors de l’exploitation du réseau, on s’inquiète peu des industries elles-mêmes : l’important, ce sont les points de livraison existant pour ces industries.
En effet, une industrie peut avoir plusieurs points de livraison. Par exemple, une coopérative agricole peut recevoir ou envoyer des wagons de céréales, mais aussi du matériel agricole, tant en wagons couverts que sur wagons plats. Les points de livraison (et d’enlèvement) sont donc importants pour savoir où placer les wagons. Il peut s’agir de voies différentes, ou, plus simplement, de portes sur un bâtiment. À l’inverse, un point de livraison peut servir plusieurs « industries » : les voies de débord où chacun vient avec son camion (les team track) en sont le meilleur exemple.
Autre particularité plutôt nord-américaine (bien qu’on en trouve en Europe), les interchanges. Il s’agit d’un lieu où une compagnie échange des wagons avec une autre compagnie. Cela peut avoir lieu au sein d’un yard (une gare de triage), ou en rase campagne, là où deux lignes se croisent.
Les configurations d’interchanges sont nombreuses : sur mon réseau, c’est fait via une barge qui connecte l’île de Vancouver au continent. Contrairement aux industries qui ont des trafics précis, les interchanges sont virtuellement capables de voir passer n’importe quel type de trafic, et donc n’importe quel type de wagon. C’est ce qui fait qu’on peut croiser des wagons mexicains au Canada.
Dans tous les cas, une industrie spécifique ou un interchange avec un trafic très important peuvent justifier à eux-seuls une desserte spécifique.
Si vous avez un grand réseau, vous pouvez sans doute regrouper les industries par zone permettant une desserte commune (desserte locale). Ainsi, vous aurez un nombre limité d’industries à gérer par mouvement ferroviaire, et plus de possibilité de jeu : deux groupes de 5-6 industries signifient deux trains locaux de desserte.
Sur mon réseau j’ai deux dessertes :
- une pour mes cinq industries, qui reçoivent des wagons uniques ou groupés par deux,
- une pour l’interchange, qui reçoit des blocs de wagons, et qui inclut le chargement de la barge.
Une future extension mettra en place une troisième desserte, car je prévois d’ajouter quelques voies à ma coopérative agricole pour recevoir des trains-blocs dédiés.
Chaque desserte m’occupe pour une quarantaine de minutes.
Listons les industries et leurs trafics
Listons les industries : je prends mon réseau en exemple (représentation de l’île Annacis desservie par le Southern Railway of British Columbia), dans son état actuel [2] :
Je liste chaque industrie en partant du point de vue qu’elles passent presque tout par le rail (belle utopie). Voici la liste de ce qu’elles vont recevoir et envoyer :
Industrie | Expédition | Réception |
---|---|---|
Catrope brewery |
Bouteilles de bière (insulated box car) Fûts de bière remplis (insulated box car) |
Bouteilles de bière à remplir (box car) Fûts de bière vides (box car) Cartons pour empaquetage (box car) Houblon (mechanical reefer) |
Quiddity |
Livres (box car) Fournitures de bibliothèque (box car) |
Livres (box car) Fournitures de bibliothèque (box car) Cartons d’emballage (box car) |
JBLB (ex-Axton sur le plan) |
Déchets métalliques (gondola) Pièces mécaniques (box car, flat car) |
Coils (coils gondola) Pièces mécaniques (box car) |
P&B oil | Hydrocarbures usagées (tank car) | — |
BC farms coop | Matières premières agricoles en sacs, matériel agricole (box car) |
Matières premières agricoles en sacs, matériel agricole (box car) Bois (gondola) Céréales, engrais (covered hooper) |
ARMT [3] (interchange) | Tout | Tout |
Bien entendu, chaque industrie peut recevoir ou expédier des wagons vides, ou réutiliser les wagons qui viennent de livrer, en fonction du trafic. Ceux-ci ne sont pas listés, mais il faudra penser à en fournir de temps à autres.
Avantage, cette liste conditionne mes achats de matériel. Cela m’évite d’acheter des wagons pour transporter du charbon alors qu’aucune de mes industries n’en a besoin. Mais si j’ai envie d’avoir un type de wagon particulier, je peux trouver un moyen de la glisser dans la liste (un très beau Trinity 64’ Reefer de chez Exactrail pour transporter du houblon frais...). Et l’interchange permettant de voir circuler presque l’importe quoi...
La coulisse est symbolisée par les compagnies ferroviaires liées à ma compagnie : CN, CP, BNSF, SRY... Je les considère comme des interchanges. Je les indique dans la liste : donner un nom de compagnie est plus sympa que d’indiquer « coulisse » comme point de livraison.
Comme indiqué plus haut dans l’article, chaque industrie a des points de desserte. Chaque entreprise accepte et délivre un certain nombre de marchandises. Chacune dispose donc d’un certain nombre d’emplacements pour accueillir des wagons à charger et décharger.
Certaines entreprises ont des points de desserte spécialisés, ce qui me permet d’ajouter une difficulté supplémentaire avec un point précis à livrer plutôt que de laisser le wagon sur un bout de voie :
Entreprise | Emplacement n°1 | Emplacement n°2 | Emplacement n°3 |
---|---|---|---|
JBLB | Chutes de métal | Livraisons et enlèvements | — |
BC Farms Coop | Livraisons générales | Livraisons générales Livraisons frigorifiques | Grains, vrac |
Ces emplacements sont optionnels. Ainsi, sur mon réseau, l’entrepôt Quiddity ne peut recevoir que des wagons couverts. Donc ces wagons peuvent être livrés sur n’importe quel point desserte correspondant à cette entreprise.
Mise en pratique : la feuille de desserte
« Bon, on fait rouler des trains ? »
Je sais que cette introduction dure, mais il était important de définir les différents éléments qui vont entrer en jeu.
Nous avons donc :
- des wagons avec une immatriculation unique,
- une liste d’industries ou d’interchanges recevant ces wagons,
- si nécessaire, une liste d’emplacements (points de desserte) au sein de ces industries, chaque emplacement pouvant recevoir un wagon.
À présent, nous pouvons établir une liste de wagons qui peuvent arriver à ces industries ou en partir. Cette liste est appelée feuille de desserte. Une liste est utilisée pour une session (ou cycle). On change de liste à chaque session, vu que les wagons auront tous bougé.
Comme nous l’avons vu, j’ai une liste d’emplacements pouvant recevoir un certain type de wagons. Reste à affecter un wagon à chacune.
Pour générer une liste de desserte, je regarde ce qui est disponible en coulisses : ce sont les wagons qui peuvent être expédiés vers mon réseau.
Dans certains cas, la desserte est claire : mon coils gondola chargé d’acier n’ira que chez JBLB. Par contre, pour mes (nombreux) wagons couverts, les possibilités sont quasiment infinies. Je me contente alors les tirer au sort : un petit papier avec l’immatriculation, un autre petit papier avec le nom de l’industrie ; aujourd’hui, le ONT 7837
ira chez Catrope.
Cette liste est ensuite mise en forme dans un tableau :
J’ai fait ma liste au propre pour l’exemple, mais la plupart (comme ici) sont juste faites sur un bout de papier ! J’indique les chargements pour le plaisir, et pour ajouter un peu de piment (voir plus bas), mais c’est optionnel. Après tout, un wagon couvert peut renfermer n’importe quoi et un entrepôt magasiner également n’importe quoi sans que l’exploitant ferroviaire en soit (trop) au courant.
Je compose alors mon train de desserte en coulisse sur la base de cette liste nouvellement créée.
Si je souhaite avoir une exploitation réaliste, les wagons pour une industrie donnée ont été regroupés dans la gare de triage lors de la composition du train. Comme en réalité, cela fait gagner du temps, mais rien ne me garantie que les wagons regroupés par industrie dans mon train de desserte seront dans l’ordre des emplacements de l’industrie concernée. J’ai ainsi un casse-tête ferroviaire généré automatiquement.
Je créé également une liste pour les wagons déjà présents sur le réseau. Cette liste n’est pas tirée au sort. Elle est juste le reflet de la situation actuelle sur mon réseau :
Rien qu’avec ces deux listes, vous avez de quoi vous occuper pour livrer tout le monde et repartir en coulisses avec les bons wagons ! Vous pouvez démarrer la session de jeu.
Une session commence quand on prend la feuille de desserte en mains et qu’on démarre son train de desserte. Elle se termine on a livré tous les wagons, pris en charge tous ceux qui devaient partir et ramené le train de desserte à son point de départ.
Ces listes sont ce que les équipes de manœuvres ont en mains en réalité : un document listant les wagons de leur train, les endroits où les laisser, et ceux à récupérer.
Options de jeu et autres trucs à savoir
Il est possible d’ajouter quelques subtilités, optionnelles :
- certains wagons ne sont pas encore chargés ou déchargés. Aussi je peux décider d’en empêcher le mouvement en l’indiquant sur la feuille de desserte.
- Il n’est pas systématique de voir les wagons vidés présents sur le réseau repartir en coulisse. Certains de ces wagons peuvent être redirigés vers une autre industrie pour y être chargés.
Parfois, il n’y a pas assez d’emplacements pour livrer tous les wagons à une industrie : il se peut que cinq wagons sont destinés à Quiddity, mais il n’y a que quatre emplacements. Dans ces cas là, je laisse le wagon sur une voie de garage et il sera livré lors de la prochaine session. Tant qu’à pimenter le jeu, l’ordre de priorité de livraison est déterminé ainsi :
- éventuelle consigne de priorité indiquée sur la feuille de livraison ;
- un wagon plein a priorité sur un wagon vide ;
- pour deux wagons pleins, on donnera priorité au chargement qui semble être le plus facilement accessible (wagon ouvert) ;
- pour deux wagons pleins, on donnera priorité au chargement qui semble être de plus grande valeur.
Lors du départ du train en fin de session, l’ordre des wagons importe peu. Cependant, comme en réalité, il ne peut pas y avoir de wagon citerne rempli juste après la locomotive. Il faut intercaler un autre wagon entre les deux par sécurité. Cette simple consigne peut provoquer des arrachages de cheveux !
En conclusion
Vous avez les bases, et déjà un première manière d’exploiter votre réseau. Il faut juste faire un peu de paperasserie, mais c’est un mal nécessaire pour gagner en plaisir de jeu !
Cependant, ces feuilles de desserte sont pas le système le plus souple. Nous verrons dans un prochain article comment mettre en place un système simple et flexible (mais demandant un peu plus de papier) : les waybills.